Cet article souligne le fondement essentiel du rôle de la cosmogonie africaine et l’exploitation insoupçonnée qui en est faite par les responsables religieux chrétiens d’aujourd’hui…les “nouveaux sorciers”. La cosmogonie est une théorie des origines et des développements du cosmos, incluant donc les croyances, spéculations, mythes, légendes… Elle s’entend aussi comme une science de la formation des objets célestes : galaxies, étoiles, planètes… Avant leur christianisation par les Occidentaux, les Africains avaient leur propre vision du cosmos, et des relations et corrélations entre les éléments qui le composent. Mais parce que les Occidentaux se devaient de civiliser les autochtones, ils leur ont imposé la cosmogonie proche-orientale sans le moindre effort de comprendre celle qui gouvernait la vie et les relations des Africains. Ils ont surtout imposé des doctrines chrétiennes fondées sur la vision juive de l’univers sans s’efforcer d’expliquer ces doctrines en prenant appui sur l’héritage traditionnel africain.
Force est de constater que la cosmogonie sémitique juive contenue dans la Bible et la cosmogonie africaine léguée par la tradition ancestrale se retrouvent dans l’être chrétien en Afrique d’aujourd’hui, dans lequel elles semblent se livrer à un subtil jeu de cache-cache à travers les christianismes d’éradication de la misère.
Eléments de la cosmogonie sémitique
Etant donné que la Bible n’est pas un manuel des sciences, elle délivre son message dans le langage qui ignore les formulations classiques des sciences physiques. Elle offre néanmoins un exemple d’une cosmogonie dite de type « créationniste ». Cette cosmogonie proche-orientale, d’une manière générale, et juive dans le cas précis des Écritures perçoit le cosmos sous la forme d’un immeuble à trois étages : les cieux (en haut), la terre et les eaux et le shéol (en bas, sous la terre).
Les cieux : les cieux constituent l’étage supérieur. Il faut d’ailleurs en parler au pluriel parce qu’ils sont nombreux. Plus un ciel est éloigné de la terre, plus il gagne en importance, plus il est prestigieux. L’Ancien Testament parle du « ciel des cieux » comme le siège de Dieu (Deutéronome 10.14 ; Psaumes 148.4). Le judaïsme du temps de Paul n’éprouvait aucune gêne quand l’Apôtre mentionnait trois cieux dans les témoignages de ses expériences mystiques (2 Corinthiens 12.2-4).
La terre : la terre est conçue comme une surface plate reposant sur des piliers dont les fondations émergent des eaux, des océans souterrains.
Le shéol : l’étage inférieur est dominé par le Shéol, l’espace souterrain par excellence. Il repose sur les océans souterrains (Job 26.5 ; Jonas 2.6 ; 2 Samuel 22.5), lesquels composent le grand domaine des monstres anciens comme le Léviathan. Il est la place de tous les dangers, une place d’où l’on ne revient jamais. Dans la littérature apocalyptique, le shéol est perçu comme une chambre souterraine réservée aux morts. Selon certains écrits, le shéol est la demeure temporaire des justes dans l’attente de la résurrection (Psaumes de Salomon 14.6).
Il est important de noter qu’à part très peu d’éléments tirés du Pentateuque et de quelques livres prophétiques (tels que 1 et 2 Samuel), le gros de la cosmogonie biblique nous vient de la littérature poétique. Il est dès lors important d’observer quelques réserves avant d’en faire des affirmations doctrinales.
Eléments de la cosmogonie africaine
Un monde un et unique : Il est d’abord important de rappeler que l’Afrique n’a jamais été un seul village et que, par conséquent, certaines différences existent entre les croyances des peuples de ce grand continent. Cependant, bien que chaque groupe ethnique ait eu ses idées et croyances à propos de l’humanité et l’univers, des recherches et études anthropologiques et ethnologiques ont rendu possible quelques remarques générales concernant ce qu’on pourrait appeler une vision africaine de l’univers. Celui-ci est un monde uni et unique qui se compose de la terre et du ciel d’où apparaissent et disparaissent le soleil, la lune et les étoiles. La terre sur laquelle l’homme habite est perçue comme plate. La présence et l’absence successive de la lune marquent les temps mensuels. La pluie et la sécheresse déterminent les deux principales saisons. Il ne semble pas y avoir de croyance que cet univers aurait une fin, vu que ce monde est un et unique. Pourquoi aurait-il une fin parce qu’il est un, uni, unique et non une provisoire antichambre à un autre monde; donc pas d’enfer, pas de Diable car il n’a pas d’équivalent dans les traditions africaines.Et pourtant Dieu, être invisible existe dans les croyances africaines.
Un cosmos peuplé : L’univers est habité aussi bien des êtres visibles qu’invisibles (divinités, ancêtres, esprits, personnes humaines, animaux, végétaux), des objets animés et inanimés (montagnes, rivières…). Les Africains concevaient plutôt deux modes d’existence : l’existence physique et l’existence spirituelle. Les morts demeurent vivants sous la forme spirituelle et continuent de vivre avec les vivants sous un mode différent. Tous ces êtres et objets sont censés coexister dans un équilibre certain. Les Africains croyaient dans l’existence d’êtres spirituels avec lesquels ils devaient cohabiter paisiblement. Ces esprits ayant la faculté d’interférer positivement ou négativement dans la vie des humains, tout devait être fait pour maintenir la paix entre eux et les membres de la communauté. Le respect dû au supérieur nécessitait souvent l’intervention d’un intermédiaire pour transmettre les doléances du demandeur. Même en présence de l’intéressé, la personne du rang inférieur s’adressait à une tierce personne, qui répétait ou commentait la demande à l’intention de l’interlocuteur distingué. On comprend alors pourquoi la personne intermédiaire devenait encore plus indispensable quand l’homme ordinaire ou la communauté des mortels avait besoin de communiquer avec les esprits. La société africaine accordait et accorde encore une place prépondérante aux « intermédiaires » en vue de rétablir l’équilibre dans le réseau des relations holistiques qui constitue le cosmos dans la vision africaine du monde. Selon la gravité du cas, il pouvait s’agir du chef de famille, du chef de clan, de l’ensemble des anciens du clan ou de la tribu. Mais dans certaines circonstances il devenait nécessaire de recourir à certains individus reconnus comme détenteurs des pouvoirs spéciaux. Ainsi l’apport du devin était-il fort sollicité et apprécié. Bien des devins étaient capables de « voir » ou de « connaître » la cause des problèmes. Mais quelques-uns pouvaient aller au-delà, c’est-à-dire « agir ». L’action pouvait aller dans le sens de solutionner le problème, mais parfois mettre hors d’état de nuire une tierce personne. Tous les détenteurs des pouvoirs spéciaux se tenaient entre le monde du visible et celui de l’invisible. Le terme « sorcier » désigne dans cet article, les détenteurs des pouvoirs spéciaux auxquels l’homme normal a recours. Ces personnages répondent aujourd’hui en fonction de la source de leurs pouvoirs. Cette source peut être traditionnelle ou moderne, païenne ou chrétienne.
Cosmogonie indéracinable
Ce genre de croyances ont laissé de traces tenaces dans la vie de l’Africain, dans sa vie en général, mais plus particulièrement dans sa vie religieuse. En dépit de la détermination de l’Occident d’arracher l’homme africain à son héritage ancestral, en vue de l’élever au rang d’homme civilisé du Blanc, la cosmogonie africaine s’est avérée indéracinable. Elle a résisté à la christianisation des gouttes d’eau et des nouveaux noms. La lutte implacable contre la « diabolique » polygamie, les chants et danses « sataniques », le remplacement par le « christianisateur » des éléments d’une culture impure tels que le tam-tam et autres instruments de musique par le piano et la guitare n’ont pas détruit la vision profonde de l’univers qu’avait l’Africain, encore moins les implications socio-spirituelles de celle-ci. Dans sa « Philosophie Bantoue » (1945), le révérend Père Franz Placide Tempels reconnaissait qu’en cas de crises, pressions, dépressions…l’homme Africain christianisé et façonné à l’occidentale, appelé « évolué » dans la stratification sociale coloniale du Congo, retournait aux pratiques ancestrales. Il savait ce dont les esprits, qu’on lui avait dit d’appeler « démons », étaient capables contre lui et contre sa famille même christianisée. Il savait qu’en cas de rupture d’équilibre dans le réseau de relations existentielles, sa communauté devait passer à l’action au moyen des spécialistes.
Ces spécialistes ou sorciers traditionnels de l’Afrique moderne savent que de nombreuses personnes vivent encore et toujours cette situation ambigüe. Beaucoup vont à l’église le matin et se rendent chez le voyant ou chez le sorcier le soir. Il est intéressant de noter que les prédicateurs et distributeurs de miracles censés éradiquer la pauvreté, autrement dit les « nouveaux sorciers de la prospérité », partagent la même vision africaine du monde avec leurs collègues-sans-Bible, ainsi qu’avec le peuple en général : la croyance dans l’existence du monde des esprits, la capacité de ces derniers d’interférer dans la vie individuelle et communautaire, la crainte engendrée par cette croyance, la capacité qu’ont les « spécialistes » d’intervenir pour sauver même les situations désespérées…La différence se trouve dans l’exploitation de cette pensée collective et de ses implications dans tous les domaines de la vie. Les sorciers traditionnels attendent d’être consultés le soir, en cachette, alors que les « nouveaux sorciers » rassemblent des foules angoissées et s’adressent publiquement à des centaines voire des milliers de personnes dans des salles de spectacles, stades de footballs, places publiques, églises…Ces spécialistes modernes ne parlent pas en termes d’équilibres rompus au sein de réseau holistique des relations. Ils ne parlent pas aux ancêtres. S’ils les mentionnent dans leurs sermons et pratique d’exorcisme, c’est principalement dans le but de proclamer au patient la délivrance des malédictions des parents, grands-parents, arrière-grands-parents…Ils insistent sur la capacité et l’action destructrices des « puissances, dominations, trônes et autorités » comme cause de tous les malheurs de l’individu ou de sa famille. La délivrance de ces forces invisibles et de leurs cohortes de malédictions est proclamée au nom du Christ. Comme les Africains n’ont jamais douté ni de l’existence ni de la capacité des esprits à causer du tort aux vivants, ils ne doutaient pas qu’ils soient les mêmes que Paul désigne comme « puissances, dominations, trônes et autorités » (Colossiens 1.16 ;2.10 ; Ephésiens 1.21 ;3.10 ;6.12). Les créatures invisibles du monde biblique font l’objet d’une interprétation attrayante de la part de certains nouveaux sorciers, voire d’une identification arbitraire, car l’exégèse du texte ne fait pas partie du travail de la plupart des nouveaux sorciers.
Eu égard aux pressions et perturbations que subissent les populations africaines (urbanisation, emploi, scolarité, effets collatéraux des guerres, maladies…), le besoin de ces nouveaux sorciers est encore plus pressant dans l’Afrique moderne que ne l’était celui des sorciers traditionnels dans la société ancestrale. Leur rôle en vue de rétablir le bien-être est d’une nécessité absolue. Restaurations, guérisons et délivrances relèvent toutes du possible, car expérimenter la victoire de Christ demeure dans le domaine du possible pour le chrétien. Cependant le sorcier moderne tend à dénier à ce Dieu Éternel l’un de ses attributs intrinsèques, à savoir la souveraineté. Or, tant que l’homme demeure dans cette chair, il est encore et toujours dans une école où la souffrance morale et physique ne saurait être éradiquée. Faisant partie des données réelles de la condition humaine, la souffrance compte parmi les méthodes dont use Dieu dans la croissance spirituelle du chrétien. Un christianisme sans souffrance n’est pas chrétien! Pour être et agir comme témoins convaincants du Christ, il est essentiel d’être instruit en toute sagesse, mais aussi de revêtir la puissance du Tout-puissant. Une puissance qu’on ne fabrique pas, qu’on ne manipule pas mais qui est reçu du Dieu de la promesse. Ni les formules des prêcheurs, ni l’endoctrinement, ni l’embrigadement des masses angoissées ne peuvent devenir l’expression de la puissance authentique de Dieu contre les forces du mal. Les chercheurs, enseignants, leaders des Églises africaines fondées par les missions occidentales ne devraient pas se contenter de constater l’hémorragie causée dans leurs assemblées par les sorciers modernes. Leur tâche est de participer aujourd’hui à la libération des masses exploitées par les distributeurs de vrais faux miracles engagés dans la course pour l’enrichissement personnel. Ces hommes et femmes formés à la théologie devraient revisiter le fond commun de la cosmogonie africaine en vue de produire un autre message que “l’évangile missionnaire”. Un autre message qui mettrait fin au spectacle engourdissant d’un christianisme du dimanche et d’un évangile dilué.
Cet article constitue une synthèse tirée de l’article “Cosmologie africaine au service des sorciers modernes” écrit par le Dr. Félix Mutombo-Mukendi et publié dans la revue Analecta Bruxellensia, 8 (2003),Seite 78-132