Dans son ouvrage, La Théologie Politique Africaine, le professeur Félix Mutombo-Mukendi introduit le concept du Zébédéïsme. Ce terme, enraciné dans les récits bibliques, offre une perspective critique pour analyser certaines dynamiques religieuses et politiques à travers le monde. En s’appuyant sur les Évangiles, le zébédéïsme met en lumière la tentation de certains responsables spirituels d’exploiter leur proximité avec le divin pour des intérêts personnels, reflétant des comportements similaires à ceux des fils de Zébédée, Jacques et Jean.
Dans les Évangiles, Jacques et Jean illustrent deux formes d’ambition mal orientée. Dans Marc 10:35-37, ils demandent à Jésus de siéger à sa droite et à sa gauche dans sa gloire : « Alors Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchèrent de Jésus et lui dirent : Maître, nous désirons que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. – Que désirez-vous que je fasse pour vous ? leur demanda-t-il. Ils répondirent : Accorde-nous de siéger l’un à ta droite et l’autre à ta gauche lorsque tu seras dans la gloire. »
Cette requête dévoile une quête de pouvoir et de prestige incompatible avec l’appel du Christ. Jésus leur rappelle que la véritable grandeur réside dans le service : « Celui qui veut être grand parmi vous sera votre serviteur. » (Marc 10:43)
Dans un autre passage, Luc 9:51-55, les mêmes disciples réagissent à un refus d’hospitalité d’un village samaritain en demandant : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions que le feu descende du ciel pour les consumer ? »
Cette proposition illustre un désir de vengeance et un usage abusif du pouvoir, en totale opposition avec le message d’amour et de miséricorde de Jésus. Face à leur attitude, Jésus les réprimande, rappelant que son ministère n’est pas guidé par la vengeance mais par la compassion.
Pour le professeur Mutombo-Mukendi, ces récits bibliques trouvent une résonance profonde dans le paysage religieux actuel, particulièrement en Afrique. De nombreux leaders religieux, à l’image des fils de Zébédée, exploitent leur position pour accumuler des privilèges ou exercer une influence politique et sociale. Cette instrumentalisation du sacré à des fins personnelles compromet les valeurs fondamentales prônées par le Christ, telles que le service, l’humilité et la justice sociale. « Cette proximité constitue le facteur fondamental du rôle exclusif d’intermédiaire, conféré aux pasteurs et prêtres suivant les relents de l’héritage cosmogonique ancestral. »
Les Conséquences du Zébédéïsme dans le Leadership Chrétien
De 1990 à 2000, à travers le continent africain, les serviteurs du Christ ont souvent dénoncé les lois et les décisions politiques prises par leurs gouvernements, accusant les législateurs d’être à l’origine de nombreux maux tels que la corruption, l’injustice, l’immoralité, et la pauvreté. Malgré ces critiques, de nombreux leaders religieux ont vu dans leur accès au pouvoir une opportunité de changer les choses. Ainsi, des pasteurs et des prêtres se sont engagés en politique ou ont tissé des liens étroits avec les sphères du pouvoir. Que ce soit en Afrique du Sud, au Congo, au Cameroun ou à Madagascar, il n’est plus rare de voir des pasteurs, députés, sénateurs ou conseillers, voire des prêtres occuper des postes ministériels. Au Congo-Kinshasa, un pasteur a même été nommé président du Sénat. Cette proximité avec le pouvoir temporel a permis à ces religieux de jouir des avantages associés à leurs positions, tels que l’influence sur les lois et l’accès à des ressources financières et matérielles. Cependant, les résultats pour l’Église et la nation restent mitigés, avec une persistance de la corruption, de l’impunité, du pillage des ressources et des injustices sociales. Beaucoup d’entre eux se laissent corrompre ou se trouvent complices de décisions qui nuisent à la population. Les exemples incluent des décisions favorisant l’exploitation des terres par des entreprises étrangères ou des pratiques d’achat de votes pour des législations controversées comme l’achat de votes. Bref, ils sont être présents « là où se prennent les décisions » sans toutefois agir pour le bien commun.
« Les chrétiens décideurs agissent, parlent, votent des lois… en Afrique. Quels types de fruits en récoltent les Africains ? Les cris des paysans dépossédés de leurs terres (héritage ancestral), à cause des décrets morbides et des lois scélérates, au profit des corrupteurs chinois, indiens, ou occidentaux montent aussi auprès du Dieu que prétendent servir ces chrétiens décideurs. Les douleurs de ces femmes violées par des hordes mâles armées montent encore jusqu’aux oreilles de Celui qui a donné l’ouïe à l’homme. Ces paysans et ces femmes sont de ceux auxquels le Fils de l’homme s’identifie, mais que les pasteurs et chrétiens décideurs ignorent. Faudra-t-il que Dieu envoie ses anges rappeler aux chrétiens décideurs que le sang du génocide des tutsis et hutu modérés au Rwanda, du génocide des hutus au Congo, du génocide des Kivutiens sur leurs terres, mérite justice et réparation ? Où étaient les chrétiens décideurs quand les filles étaient réduites en esclaves sexuels au Liberia et en Sierra-Leone et que la pratique des mains coupées rivalisait celle du Congo léopoldien ? Où étaient les chrétiens décideurs quand les terres kenyanes se sont abreuvées du sang des Kikuyu et des Luo à cause des irrégularités électorales ? »
Cette schizophrénie éthique, qui se manifeste par une déconnexion entre la foi chrétienne et les actions politiques, entraîne des conséquences dévastatrices. Les chrétiens engagés dans le pouvoir ne parviennent souvent pas à incarner les principes de justice, de compassion et d’intégrité prônés par l’Évangile. En conséquence, les populations africaines continuent de souffrir de pauvreté, de violence et d’exploitation, même lorsque des responsables chrétiens occupent des postes influents.
Vers une Éthique du Christ et un Leadership de Service
Le zébédéïsme appelle les chrétiens à réfléchir à leur rôle au sein de la société et à examiner la qualité des fruits qu’ils produisent. Il est donc crucial de revenir à une éthique fondée sur les enseignements du Christ. Le professeur Mutombo-Mukendi propose un modèle de leadership de service, inspiré par les textes de Marc 10:42-45 et Marc 8:34-38, qui appellent à une opposition radicale aux paradigmes de pouvoir dominants et à une transformation du rôle des dirigeants chrétiens.
Un Changement de Paradigme
Marc 10 :42-45 : « Jésus les appela, et leur dit : Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les dominent. Il n’en est pas de même au milieu de vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur ; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de beaucoup.»
Ce texte appelle les disciples à renoncer à la domination tyrannique et à privilégier un leadership fondé sur le service. Jésus rappelle que ceux qui désirent être grands parmi les autres doivent se comporter en serviteurs, voire en esclaves. Le serviteur, dans ce contexte, est celui qui met le bien des autres avant le sien et se consacre pleinement à la communauté.
Cette approche signifie que les leaders laïcs et religieux doivent adopter une attitude de service et non de privilège. Les membres du clergé, notamment, doivent montrer l’exemple en se mettant au service de la communauté chrétienne et de la société, tout en interpellant les responsables politiques, militaires et économiques pour qu’ils adoptent eux aussi un comportement de serviteurs. Il serait inacceptable de voir des ministres ou des généraux s’enrichir pendant que leurs subalternes souffrent d’impayés, ou des leaders religieux fermer les yeux sur les abus des autorités.
Le Triple Impératif du Disciple de Christ
Marc 8 : 34-38 : « Puis, ayant appelé la foule avec ses disciples, il leur dit : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. Et que sert-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perd son âme ? Que donnerait un homme en échange de son âme ? Car quiconque aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aura aussi honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père, avec les saints anges. »
La deuxième dimension du leadership proposé par le professeur Mutombo-Mukendi est fondée sur le triple impératif de Marc 8:34-38 : se renier soi-même, se charger de sa croix, et suivre le Christ.
- Se Renier Soi-Même : Cela signifie abandonner l’auto-idolâtrie et placer la volonté de Dieu au centre de ses priorités. Le disciple de Christ doit déplacer le centre de gravité de sa vie, de ses intérêts personnels vers le service des autres.
- Se Charger de Sa Croix : Prendre sa croix implique d’accepter de faire face aux difficultés et de sacrifier ses intérêts pour le bien de la communauté. Cela inclut la volonté de renoncer à certains privilèges, même lorsqu’ils sont légalement accordés par des lois injustes.
- Suivre le Christ : Ce dernier impératif donne un sens spirituel aux deux premiers. Le renoncement et le sacrifice ne sont pas seulement des actions extérieures, mais un engagement intérieur, mystique et éthique, ancré dans une transformation personnelle et un service désintéressé.
Ces trois impératifs constituent le fondement d’une éthique non conformiste, qui met en avant l’humilité, le service et le sacrifice, en opposition aux pratiques actuelles de nombreux dirigeants chrétiens. Elles offrent un cadre pour une transformation profonde, tant pour les responsables ecclésiastiques que pour les laïcs, et visent à promouvoir un changement social et politique centré sur le service du prochain et la justice.
La Responsabilité des Chrétiens dans les Couloirs du Pouvoir
Les leaders chrétiens en position de pouvoir ont une responsabilité morale et spirituelle envers les peuples qu’ils servent. Leur rôle ne se limite pas à influencer les décisions prises, mais à les modeler pour qu’elles soient en accord avec les principes du Royaume de Dieu.
« Nul n’ignore le rôle joué par certains hommes d’Eglise sud-africains lors du passage de leur nation du régime d’apartheid à la démocratie. Je citerai juste l’exemple de l’Archevêque anglican Desmond Tutu. Il fut l’un des défenseurs des droits pour tous, et en particulier pour les noirs qui en étaient cruellement privés. Il fut l’un de chefs d’Eglise les plus proches du futur Président Mandela et des militants noirs, futurs cadres du pays. Dès que la majorité noire a pris les rênes du pouvoir en Afrique du Sud, le Président a annoncé publiquement ce que seraient les salaires de nouveaux dirigeants. Comparés aux salaires des Sud-africains, dans l’ensemble, les montants annoncés étaient scandaleusement exorbitants. Le lendemain, sur les antennes des radios et télévisions, l’Archevêque de Cap Town a pris son courage à deux mains pour, d’une part, démontrer et dénoncer la grave injustice que constituait le barème salarial annoncé, et d’autre part, demander que ces salaires soient revus à la baisse. Le Président Mandela, au paroxysme de sa popularité, écouta la voix du pasteur et diminua les salaires des ministres, parlementaires, etc. Sans être là où se prennent les décisions, les hommes de Dieu dont la moralité plaide pour l’authenticité de leur vocation et de leur autorité spirituelle ont la capacité d’initier et de consolider la Transformation que vise la théologie politique ! »
Les cris des populations dépossédées de leurs terres, les violences sexuelles et les génocides commis sur le continent témoignent d’une absence d’action significative de la part de ces décideurs chrétiens. Il ne suffit pas d’être là où les décisions sont prises, il faut aussi empêcher l’élaboration de lois ou de pratiques qui nuisent à la population et à l’environnement.
Conclusion : Pour un Renouveau du Leadership Chrétien
L’appel au leadership de service et au respect du triple impératif de Marc 8:34-38 constitue une réponse aux défis du Zébédéïsme. En adoptant une éthique de service fondée sur l’humilité, le renoncement à soi et le sacrifice, les leaders chrétiens peuvent contribuer à une transformation durable de la société africaine.
L’Église pour le monde ne doit pas se contenter de s’adapter aux structures existantes, mais elle doit les transformer selon les promesses du Royaume de Dieu. En s’inspirant des enseignements du Christ, les leaders chrétiens ont l’opportunité de renouveler leur engagement envers le bien commun, de servir les plus faibles, et de défendre la justice sociale, afin d’assurer un avenir meilleur pour leurs nations.
Références
MUTOMBO-MUENDI, Félix, La Théologie Politique Africaine. Exégèse et histoire. Paris, L’Harmattan, 2011
ILUNGA MITEO Paty, Quelle église pour une théologie politique africaine? L’exemple de Mutombo Mukendi. Paris, L’Harmattan, 2023