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La Foi chrétienne face à la crise sociale

Cet article est rédigé par le Dr. Jimi P. Zacka, docteur en théologie de l’Institut Protestant de Théologie (Paris/Montpellier) et de l’Université Paul-Valéry (Montpellier III). Il est également professeur de Nouveau Testament et détient un diplôme en anthropologie culturelle. De plus, le Dr. Jimi Zacka est un auteur prolifique avec plusieurs ouvrages à son actif, et il partage également des publications sur la théologie sur son blog.

Introduction

Nous avons l’image des deux nations qui exerce aujourd’hui une forte influence sur notre pensée : deux amours ont bâti deux nations. L’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la nation terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la nation céleste. Ainsi formulée, la distinction entre les deux nations semble ériger un antagonisme qui ne saurait rendre justice à une sérieuse méditation sur le rôle du chrétien dans la société

Car le rapport entre le présent de l’existence en société et l’horizon eschatologique est bien plus complexe et enchevêtré qu’il ne le semble au prime abord. C’est à l’ombre d’une telle réflexion, soucieux de restituer une telle dialectique, que je tenterai de déployer mon propos, en faisant allusion à quelques réflexions théologiques et bibliques. Mon propos ne consistera pas à opposer cité céleste et cité terrestre, et surtout pas à identifier la première à l’Église et la seconde à la société contemporaine.

Il s’agira plutôt d’essayer de penser théologiquement comment les deux cités peuvent coexister grâce au rôle incombant aux chrétiens dans une situation en crise. En d’autres termes, comment la foi chrétienne doit-elle faire face à une crise sociale ? Comment vivre en chrétien face à la crise sociale ?

1. Vivre en Chrétien, c’est la foi qui permet la manifestation de l’Évangile

Il convient de souligner ce qui a suscité mon désir d’aborder ce sujet, c’est l’assertion de Jürgen Moltmann dans son ouvrage « Théologie de l’espérance»¹  dans lequel il souligne avec raison que : « Le monde qui “prouve Dieu” s’est en fait l’objet de l’espérance chrétienne et non l’objet d’un constat. Mais c’est pour ce monde-là que les chrétiens sont envoyés. L’horizon de l’espérance fonde ainsi l’apostolat et l’engagement des chrétiens dans les luttes politiques et sociales. S’ils échappent au nihilisme, c’est qu’ils savent que l’histoire est ouverte : ils peuvent s’enquérir des possibilités que Dieu y suscite, y discerner le visage de l’homme de demain non en réfléchissant aux structures générales de la condition humaine mais en fonction d’une fin en train d’advenir.»

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Moltmann situe alors le rôle de la communauté chrétienne dans la société moderne. Elle n’est pas là pour apporter simplement un salut individuel, ni une libération de la subjectivité menacée par la civilisation technique, ni un rêve de communion universelle entre les personnes, ni la sécurité que donne l’appartenance à une institution stable, d’autant plus rassurante qu’elle est dogmatique. Tous ces rôles sont peut-être remplis par les Églises, avec plus ou moins de bonheur. Ce sont d’ailleurs les tâches que notre civilisation laisse volontiers à « la religion ». Mais ce à quoi les chrétiens sont envoyés en vertu de leur espérance, c’est bien plus un service concret accompli en solidarité avec tous leurs semblables. Avec tous, ils ont à promouvoir l’humanisation de la société, mais eux sont conduits par l’attente du Royaume de Dieu qui se fait proche. Parce qu’elle se reçoit de Dieu dans l’espérance, la communauté chrétienne peut aller partout où Dieu la mène, « au risque de se perdre». Et cette attitude même est le service le plus précieux qu’elle rend à l’humanité, la critique la plus efficace de toute idéologie fermée : l’apostolat de son espérance, introduisant au cœur de tout projet humain la contradiction qui oriente et préserve la liberté².

Une telle affirmation nous renvoie à plusieurs interrogations dont la question de savoir « comment vivre en chrétien dans une société en crise ». En d’autres mots, l’Évangile qui n’a pas des conséquences sociales, n’est pas l’Évangile. Une Église, dont l’existence n’est pas marquée de transformations au regard des normes en vigueur dans la société est une Église qui assure peut être une fonction religieuse dans la société, mais qui n’assume pas le renouvellement profond de la vie sociale qui est la conséquence de l’Évangile. Évoquant les conséquences sociales inhérentes à l’Évangile, il convient de dire que ce social ne se réduit pas à l’action sociale. Nous avons conscience de ce que nous faisons ou devrions faire pour les autres; nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous sommes pour eux. Autant que l’on puisse en juger, le défi de vivre en chrétien dans une société s’inscrit dans le cœur du dessein de Dieu. Et, si défi il y a, celui auquel nous faisons face est le défi de permettre aux conséquences de l’Évangile de se manifester dans la vie même de la communauté chrétienne. La fidélité à la Bonne Nouvelle c’est aussi la fidélité à ses conséquences dans une situation de crise. L’Évangile a des conséquences sociales parce qu’il est la puissance recréatrice de Dieu. De même, le projet de renouvellement de Dieu passe d’abord et avant tout, comme déjà souligné, par l’Église. C’est là que se rassemblent ceux qui reconnaissent le sens de la mort et de la Résurrection du Christ. C’est dire que la nouvelle création de Dieu commence dès à présent et elle commence par l’Église. L’Église est donc une nouvelle réalité sociale, mais ce n’est pas un nouveau lieu, au sens où elle inaugurerait une vie ailleurs que dans le cadre de la même humanité qu’elle habite toujours.

Ainsi, je m’inspirerai de deux textes bibliques pour penser, de façon plus large, la façon dont nous faisons communauté. Le premier de ces textes provient du Nouveau Testament. Il s’agit de la Première Épître de Pierre, soit une lettre adressée à des païens convertis au christianisme, au tournant du 1er et du 2e siècle. Un texte qui simultanément constitue la communauté chrétienne comme le peuple de Dieu, tout en faisant de l’exil l’une de ses composantes fondamentales. De façon paradoxale, ce statut d’exilé participe pleinement de la vocation de l’Église, soit le fait d’être porteurs, au sein de ce monde, dans une relative précarité, de la bénédiction de Dieu pour l’humanité. Le second texte revient sur un passage fort connu de l’Ancien Testament, le récit de reconstruction de la muraille dans le livre de Néhémie au chapitre 3. Ce sera l’occasion de penser certains traits de la reconstruction de la muraille. C’est-à-dire, la reconstruction de la muraille est à saisir comme une possibilité, un mode de composition dans lequel est susceptible de s’abîmer le vivre ensemble, en particulier lorsqu’il se clôt sur lui-même, fasciné par un contre-projet de société. Et c’est précisément contre cette destruction de muraille, qui est blessure faite aux potentialités de chacun et, surtout, à leur singularité que s’exerce l’action de Dieu contre ceux qui sont à contre-courant.

En effet, cette mise en regard biblique tentera au final de réarticuler l’appel de l’Église en ce monde avec la vocation à laquelle est appelée l’humanité. Une vocation dont l’Église est précisément engagée à être le témoin précaire et pacifique.

Car, nous vivons aujourd’hui une atmosphère dans laquelle la foi en Dieu ne va plus de soi. La croyance en Dieu n’est plus un présupposé partagé par l’ensemble de nos contemporains. C’est tout au plus une croyance que certains pourraient entretenir, un choix individuel. Un tel constat peut paraître anecdotique, mais il n’en est rien. Cette transformation se répercute directement sur la façon dont il est possible d’argumenter certaines valeurs ou certaines idées, notamment en lien avec la dignité de la vie et de la personne humaine. En effet, quelle valeur publique – c’est-à-dire de dehors des cercles ecclésiaux – peut avoir un argument avançant que toute vie doit être protégée, car elle est une création de Dieu ? Un tel argument ne saurait avoir de pertinence en regard de ce que les philosophes ont pour coutume d’appeler la raison publique, une raison pleinement sécularisée. Il s’agit alors d’adopter les codes de la culture environnante sans se préoccuper de les évaluer ou d’en faire le tri. Et contrairement à ce que nous pourrions penser, nos Églises sont beaucoup plus sujettes à des modes de ce type qu’il n’y paraît. C’est souvent la culture populaire que nous reprenons et, avec elle, il arrive que nous adoptions les paramètres moraux de la société. À nouveau, le problème ne tient pas au fait de reprendre des éléments propres à la culture que nous partageons avec nos contemporains. Il s’agit avant tout de savoir lesquels de ces éléments nous voulons reprendre parce qu’ils sont en accord avec l’Évangile. Car, être chrétien, cela implique une différence dans notre identité. Et être différent constitue une tension, c’est inconfortable pour les autres. Malgré tout, nous sommes appelés à vivre en chrétiens.

“Vivre en chrétiens dans la société en crise”, cette expression peut paraître trop vague ou trop générale. Je voudrais donc expliquer sans tarder qu’elle a la valeur d’appel et d’engagement, dans un double sens. D’abord, le verbe “vivre”qui est à l’infinitif peut aussi être mis à l’impératif : “Vivez, vivons en chrétiens dans la société en crise !” C’est-à-dire : acceptons et comprenons nous-mêmes que la nouveauté chrétienne, la nouveauté de la révélation chrétienne de Dieu, qui est souvent ignorée, ou marginalisée, ou ridiculisée, passe aussi par nous et par notre existence. Parce que le nom de Dieu est inséparable du nom des hommes et des femmes qui croient en et qui espèrent en Lui : “Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob”, comme dit Dieu à Moïse et comme l’a écrit Moltmann en d’autres termes : « Réconcilié avec Dieu par sa. foi en la promesse — dont la Résurrection du Christ est le gage mystérieux — le croyant se trouve du même coup amené à combattre tout ‘ ce qui, dans l’histoire, relève du règne de la mort : injustice, oppression, exploitation de l’homme par l’homme »³. Ainsi, “vivre en chrétien” est une responsabilité et un mode de vie pour chaque témoin de la Résurrection.

2. Vivre en chrétien, c’est la foi qui fait de nous l’étranger chez soi

De fait, dans l’histoire de l’Église, plusieurs confessions chrétiennes ont renoué avec certaines réalités sociales et spirituelles relatives à la situation d’un christianisme qui a précédé la chrétienté. Sans le prévoir, ils ont expérimenté par anticipation l’expérience que connaissent aujourd’hui la plupart des Églises chrétiennes. Celles-ci constatent à leur tour que le christianisme n’occupe plus un rôle central dans la société : les chrétiens se retrouvent dans la situation, non plus du maître en la demeure, mais bien de l’étranger et de l’exilé. En cela, nous sommes très proches de la situation des communautés chrétiennes auxquelles Pierre adresse sa Première Épître : « Moi, Pierre, Apôtre du Christ Jésus, « à vous qui vivez en étrangers » ou « à vous qui êtes comme en exil, dispersés dans les provinces du Pont, de Galatie, de Cappadoce, d’Asie et de Bithynie » (1 P 1,1). Pierre s’adresse à des païens convertis au christianisme, des gens qui vivaient chez eux, jusqu’à ce qu’ils deviennent chrétiens. Car c’est au moment de se convertir qu’ils sont devenus étrangers. Non pas qu’ils aient choisi de déménager. Le simple fait d’embrasser l’Évangile suffit à les mettre en décalage par rapport aux usages, aux coutumes et aux normes de leur communauté d’origine. Ils cessaient d’être des natifs ou des autochtones pour devenir « des gens de passage et des voyageurs » (1 P 2,11).

En s’adressant à ces chrétiens issus du paganisme, Pierre va employer des termes qui s’appliquaient aux juifs qui vivaient dans la diaspora, en dehors de Palestine et, bien plus, des catégories qui disent la constitution d’Israël en tant que peuple de Dieu. « Ainsi : Approchez-vous de lui : il est la pierre vivante que les hommes ont éliminée, mais que Dieu a choisie parce qu’il en connaît la valeur». En 1 P.2, 4-10, l’auteur convoque deux récits tirés de l’Ancien Testament pour évoquer le statut de ces chrétiens qui, d’autochtones, se sont fait étrangers. Ce sera tout d’abord, et de façon subtile, un renvoi au couple formé par Abraham et Sarah, tous deux choisis par Dieu pour porter sa bénédiction : Le Seigneur lui dit : « Pars de ton pays, laisse ta famille et la maison de ton père, va dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai celui qui te méprisera. En toi seront bénies toutes les familles de la terre. » (Gn 12,1-3). L’exil volontaire d’Abraham et de Sarah comportait une promesse : celle d’être porteurs d’une bénédiction qui s’étend à toutes les nations. Dieu en appelle quelques-uns pour les sauver tous. Et cette bénédiction, ces premiers chrétiens à qui Pierre adresse sa lettre en sont les bénéficiaires. Abraham et Sarah ont été choisis – ils ont été élus – pour porter la bénédiction.

De même, ces chrétiens d’Asie à qui Pierre s’adresse, après les avoir décrits comme des « étrangers » ou des « exilés », il poursuit sa salutation en disant d’eux qu’ils ont été « choisis – élus – selon le plan de Dieu le Père, dans l’Esprit qui sanctifie, pour obéir à Jésus Christ et être purifiés par son sang » (1 P 1,2). Cette promesse de salut pour l’humanité que portaient Abraham et Sara, c’est au tour de ces chrétiens d’origine païenne de s’en faire les porteurs. À leur tour, ils sont appelés à devenir source de bénédiction. Mais cela signifie qu’ils doivent accepter le statut précaire du pèlerin en route vers une cité céleste.

Non pas le pèlerin qui fuit le contact de la société humaine, mais bien celui qui réside dans un lieu de façon précaire – plutôt que temporaire -, sur le mode d’un étranger établi dans une cité sans pourtant pouvoir prétendre jouir de l’ensemble des droits civiques propres au citoyen. Un résidant se sachant porteur d’une différence et qui introduit une différence – une ouverture à une altérité – dans la cité.

De plus, être un exilé n’est pas une tare, ni un défaut. C’est la condition constitutive de l’identité chrétienne. Si nous sommes partiellement déracinés, c’est aussi pour être greffés sur une nouvelle communauté, celle des pierres vivantes qui participent à la construction d’une cité céleste capable d’accueillir toute l’humanité (1P 2,5-6). Cette humanité parmi laquelle nous cheminons et que nous sommes appelés à aimer comme le Christ l’aima jusqu’à donner sa vie pour elle.

C’est ici cette affirmation paradoxale logée au cœur de l’Évangile : c’est sur la croix, dans cet homme que la société a choisi d’exiler définitivement, que Dieu se rend présent à l’humanité. Et c’est à partir de cet exil qu’il choisit de bâtir un refuge pour tous les êtres humains. Notre exil est la forme que prend notre participation à la rédemption du monde que Dieu est en train d’opérer et que nous anticipons déjà, par nos cultes et nos louanges, et par l’amour que nous portons à notre prochain, mais aussi par notre façon de nous rapporter à la société, non comme des citoyens nantis d’un titre de propriété, mais comme des étrangers en situation précaire. Et, à une telle condition, l’Écriture dans son entier attache une promesse : celle d’être au milieu de nos semblables, une « Maison habitée par l’Esprit », « une sainte communauté sacerdotale » (1P 2,5).

En traduisant en un autre langage, Moltmann dirait que c’est une «révision de vie » désignant dans le hic et nunc le Dieu qui advient. C’est même la portée qu’il reconnaît aux « preuves de Dieu». C’est dire que le chrétien est le témoin de la Résurrection du Christ dans un monde dont il lui appartient de sanctifier les activités.

Cependant, si l’Église, en tant que peuple de Dieu, est cette communauté à partir de laquelle Dieu entraîne l’humanité dans une dynamique de rédemption, qu’en est-il de sa réaction dans la société en situation de crise ?

3. Vivre en chrétien, c’est la foi qui répond à un appel d’engagement

Le récit de reconstruction de la muraille de Jérusalem raconte un emballement. Les êtres humains s’emballent autour d’un projet de reconstruction, qui est un projet de société. Or, qu’est-ce que cela signifie pour cette société ?

Avant de considérer le chapitre3 en détail, disons quelques mots sur ce que signifie pour nous l’édification de la muraille, de même que nous avons cherché, au livre d’Esdras, quel était le sens typique de la reconstruction du temple.

C’est une haute vocation, pour le chrétien, de travailler à l’édification de l’Assemblée, d’apporter des matériaux à la maison de Dieu, et de bâtir sur le fondement qui est Christ (1 Cor. 3:10-16) ; mais il a encore un autre devoir, le relèvement des murailles de sa société.

Les murailles sont à la fois une séparation d’avec les gens du dehors et une défense contre les attaques de l’ennemi. Elles entourent et enferment la cité et servent à la constituer comme ensemble. Elle forme ainsi une unité administrative, ayant ses lois, ses coutumes, son gouvernement propre, se suffisant à elle-même, séparée d’éléments étrangers, et garantie de tout mélange. À Jérusalem, les murailles enserraient en même temps le peuple de Dieu et défendaient le sanctuaire.

Les murailles sont aussi, comme nous venons de le dire, un moyen de défense ; elles repoussent les assauts de l’ennemi, et servent à la sécurité des habitants de la ville et de ses citoyens. Si nous appliquons cette description aux circonstances actuelles, nous en voyons aisément l’importance. La cité est ruinée par notre faute, et devenue invisible aux yeux des hommes. Devons-nous l’abandonner à cet état de destruction ? En aucune manière. — Si nous avons l’intelligence d’un Néhémie, nous comprendrons qu’il est urgent de grouper ensemble les citoyens de la cité céleste, de travailler à leur unité visible, alors même que nous savons parfaitement que cette unité n’existe plus que dans les conseils de Dieu.

Si Néhémie avait voulu attendre que tous les habitants de Jérusalem dispersés dans la Perse, la Médie et la province de Babylone, eussent réintégré leur domicile, pour entreprendre la construction de la muraille, sa mission aurait été vaine et son activité sans emploi. Une fois la cité enclose, Dieu, comme nous le verrons, ne la laissa pas déserte, et son Esprit sut réveiller le zèle qui, en quelque faible mesure, vint combler le vide produit par les absents. — Nous comprendrons encore qu’en présence de l’assaut, livré par le monde sous la conduite de Satan, pour empêcher les fidèles désemparés de tenir ferme pour Christ, nous avons à rebâtir la muraille qui les préserve. Cette muraille c’est Christ, c’est Dieu, c’est sa Parole, la Parole du salut et de la louange (Zac. 2:5 ; Jér. 15:20 ; Ésaïe 60:18 ; 26:1), seules sécurités que nous ayons à offrir aux enfants de Dieu. — Nous comprendrons enfin que le devoir de chaque serviteur de Dieu est de séparer la famille de la foi, les concitoyens des saints, de tout mal, de toutes servitudes sous quelque forme qu’il se présente : individuel ou collectif, moral ou doctrinal, religieux, ou bien mondain, charnel et terrestre, afin que cette famille soit visible aux yeux du monde et puisse être reconnue de ce dernier.

Face à la pauvreté chronique d’une population victime de différentes crises, de l’exploitation et de malversations, tant locales qu’étrangères, si l’Église agit en collaboration avec les composantes de la société civile, n’est-elle pas en droit de dénoncer l’ordre injuste qui empêche le peuple centrafricain de consolider son développement et le peuple de Dieu d’être véritablement « sel de la terre » et « lumière du monde » ? Faut-il se taire, sombrer dans l’indifférence, passer outre et poursuivre son chemin comme le prêtre et le lévite de la parabole du Bon Samaritain ? Ou a-t-on le devoir de se tenir en éveil, de se révolter, de s’indigner, comme Jésus avec les vendeurs du temple ? (Mt 20,12) ?

Néhémie se trouvait à Suse, à la cour de ce même Artaxerxès, roi de Perse, qui avait protégé Esdras, lorsqu’il remonta de Babylone à Jérusalem. C’est à Suse qu’il reçut de l’un de ses frères et de quelques hommes venus avec lui de Juda, des nouvelles concernant les «réchappés» domiciliés dans la «province» au-delà du fleuve (c’est-à-dire dans la terre d’Israël), avec des détails sur la condition misérable de Jérusalem. Ce qu’il apprend de la misère et de l’opprobre du peuple, des ruines de la ville aux murailles détruites, le remplit d’une affliction profonde. Après avoir été restauré, ce faible résidu était continuellement menacé de devenir la proie d’ennemis conjurés pour l’anéantir. Il n’avait encore, et cela par sa propre faute, rien établi de durable. Qu’avaient donc fait les hommes de Juda, depuis tant d’années écoulées ? Leur énergie, un instant réveillée pour se purifier du mal, manquait maintenant pour s’en garantir. Et qu’adviendrait-il ensuite ? Esdras avait pressenti que la reconstruction des murailles de Jérusalem devait être la suite nécessaire de l’édification du temple, si le peuple continuait à marcher dans l’esprit du réveil (Esdras 9:9) ; mais tel n’avait pas été le cas. De longues années s’étaient écoulées sans aucun événement qui marquât l’activité ou l’énergie ; rien, sinon la misère et l’opprobre grandissantes.

Lorsqu’il entend ces choses, Néhémie, comme tous les hommes de Dieu dans les jours de ruine, s’humilie profondément : «Je m’assis et je pleurai ; et je menai deuil plusieurs jours, et je jeûnai, et je priai le Dieu des cieux» (Ne 1.4) ; non pas toutefois comme Esdras, pour un péché positif, mais à cause de la misère que le peuple avait occasionnée par son manque de persévérance et de confiance en Dieu. Néhémie commence par reconnaître la fidélité de Dieu envers ceux qui lui obéissent, puis il confesse les péchés d’Israël contre Dieu, sans en exclure en aucune manière ses propres péchés et ceux de la maison de son père, et leur désobéissance commune à sa Parole (v. 5-7).

Malgré l’opposition et les accusations de leurs ennemis, la muraille est construite et les ennemis réduits au silence. Le peuple, inspiré par Néhémie, donne les dîmes – qui, combinées, s’élèvent à beaucoup d’argent – du matériel et de la main d’œuvre, pour finir la muraille dans le délai record de 52 jours, et tout cela malgré l’opposition. Cet effort d’unité fut cependant de courte durée, parce que Jérusalem retombe dans l’apostasie lorsque Néhémie s’absente quelque temps. Il s’écoule 12 années avant qu’il ne revienne, découvrant les murs de la ville fortifiés, mais le peuple affaibli. Il décide d’enseigner au peuple la moralité et cela sans mâcher ses mots. « Je leur fis des réprimandes, et je les maudis ; j’en frappai quelques-uns, je leur arrachai les cheveux. » (Néhémie 13.25) Il rétablit le véritable culte, ce qui se fait par la prière ainsi qu’en exhortant le peuple à un réveil spirituel en lisant et en s’attachant à la parole de Dieu.

Néhémie plaide alors la cause du peuple restauré (1.7-8): ils étaient maintenant serviteurs, de l’Éternel. Celui-ci les désavouerait-il ? Impossible. Lui aussi, Néhémie, était serviteur de l’Éternel. Comment Dieu n’écouterait-il pas ? Néhémie identifie le peuple avec lui-même dans le service, ayant la conscience d’avoir à continuer l’oeuvre ; il en a l’ardent désir, sachant être en communion avec la volonté de Dieu, du moment qu’Il a restauré ces réchappés de son peuple. Mais en même temps, et c’est ce que l’on trouve, au milieu de la ruine du peuple, chez tous les hommes de foi, Zorobabel, Esdras, Daniel et autres, Néhémie ne cherche pas à se soustraire au joug des nations, car ce serait ne pas tenir compte devant Dieu de l’infidélité du peuple, Il demande seulement à l’Éternel de lui faire «trouver miséricorde devant cet homme» (1. 11). C’est ainsi qu’il nomme le roi quand il parle à Dieu, car qu’est-il autre chose, en effet, pour le Souverain qui façonne le coeur des plus élevés et des plus puissants, de manière à leur faire accomplir ses desseins ? Quand il se trouve devant le roi, Néhémie change de langage et l’honore comme il convient (2:3), mais, devant Dieu, il donne honneur et puissance à Lui seul. Comme souligné dans le 1°chap. de 1 Pierre, Néhémie s’est ainsi considéré comme porteur de bénédictions de Dieu aux enfants d’Israël.

4. Vivre en chrétien, c’est l’exemple de la foi dans la vie de la cité

En Néhémie, nous remarquons donc que le message du chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur faut au contraire un devoir plus pressant. Dit autrement : Tous les chrétiens doivent prendre conscience du rôle particulier et propre qui leur échoit dans la communauté sociale et politique : ils sont tenus à donner l’exemple en développant en eux le sens des responsabilités et du dévouement au bien commun. En s’engageant dans la vie politique et la vie de la cité, le chrétien vit sa mission de chrétien agissant dans le monde. En effet, pour vivre en chrétiens, les chrétiens doivent exprimer la vision anthropologique et la doctrine sociale de l’Église dans la vie publique, y compris en politique. Ainsi, le chrétien est appelé à promouvoir les valeurs de l’évangile dans toutes les dimensions de la vie quotidienne (sociales, économiques, politiques). Il contribue ainsi à respecter la dignité de l’être humain et à construire le bien commun. L’engagement du chrétien est une aide précieuse afin d’aider les hommes à être conduits à Dieu à travers le service de la société et du prochain. Bien sûr, la politique n’est pas le tout de l’homme. Les limites de la politique sont dictées par le service de l’homme. La politique ne peut pas donner le sens et le pourquoi ultimes de l’existence humaine.

Toutefois, tout chrétien devrait se sentir concerné par la vie de la cité. Chaque fois qu’il le peut, il est appelé à être citoyen actif en se gardant toujours de minimiser les résultats de son action. Dans les sociétés actuelles, les “lieux” où se joue le devenir des hommes se multiplient : on peut agir au niveau d’une entreprise, d’une région, d’une association, d’une commune, d’un quartier, d’un parti etc . Plus s’élargit le champ de l’action de la vie sociale, plus s’impose au chrétien l’exigence d’un engagement réfléchi. En effet, c’est toute la vie quotidienne (travail, habitat, loisirs etc.) de chacun qui dépend des décisions des pouvoirs économiques, culturels, étatiques. Les choix d’activités sociales, économiques et politiques ont non seulement une portée immédiate mais aussi une portée à long terme, ils engagent les générations ultérieures.

Car, sachons que dans la société romaine, les juifs, les esclaves, les femmes, les étrangers sont les marginaux. Et, l’Église, peuple du Christ, est le lieu possible de leur dignité, de leur reconnaissance. C’est une société nouvelle où nul ne peut leur nier leurs droits: ils sont membres de la maison de Dieu.

De ce constat tirons une conclusion. La dimension sociale de l’Évangile ne se réduit pas à l’action caritative et humanitaire. L’Évangile fait naître une Église qui est en elle-même un lieu d’intégration d’hommes et de femmes marginalisés dans la société. Ainsi on ne peut pas détacher la question de ce que l’Église fait de celle de ce que l’Église est. La communauté chrétienne doit s’interroger à propos de la place des pauvres en son sein. Représente-t-elle encore aujourd’hui une alternative de reconnaissance et d’intégration? L’attention évangélique aux pauvres, suppose leur reconnaître la place pleine que Dieu leur a préparée dans son Église. L’action sociale, comme geste caritatif envers les plus démunis, peut maquiller un échec. Une Église peut avoir une action sociale extérieure efficace et utile mais maintenir en son sein les hiérarchies ayant cours dans la société. L’épître de Jacques (ch.2), exhorte à ne pas reproduire dans la place accordée dans la communauté chrétienne les ségrégations respectées dans la société. Où en sommes-nous réellement?

¹ J. MOI.TMANN, Théologie de l’espérance. Etudes sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne. Coll. Cogitatio Fidei, 50. Paris, Ed. du Cerf-Marne, 1970, p.22 _X \\ 434.

² Ibid

³ Ibid

⁴ Cf. Duquoc, Christian. Christianisme. Mémoire pour l’avenir. Paris : Cerf. 2000.

⁵ Pour l’authenticité pétrinienne de cette épître, on se reportera aux introductions classiques, parmi lesquelles : Brown, Raymond E., Que sait-on du Nouveau Testament ? Paris : Bayard. [1997] 2000.

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