Cet article constitue un extrait du livre « La Théologie politique africaine » paru en 2011, qui porte sur l’action sociopolitique des christianismes africains. Le Dr. Félix Mutombo-Mukendi, sur base de son expérience de terrain et de ses échanges avec des leaders religieux congolais, critique avec véhémence le clientélisme politique néfaste de ces derniers.
Les pasteurs africains et docteurs en théologie ont usé de leurs rôles d’intermédiaires dans la cosmogonie ancestrale au sein d’une société christianisée pour partager les avantages du pouvoir temporel avec leurs ouailles. Le cas du Congo Kinshasa est singulièrement frappant pour être cité en exemple.
Lors des assises de l’Assemblée Générale de la Conférence des Eglises de Toute l’Afrique (CETA)¹ en septembre 1999 à Addis-Abeba, deux ans après la fuite du Maréchal Président Mobutu, un pasteur congolais m’a informé, avec une fierté non dissimulée, que la grande paroisse protestante dont il était l’un des « bergers » à Kinshasa ne comptait pas moins de 7 ministres du Nouveau Régime². Il s’agissait, en effet, des ministres et décideurs politiques parmi les plus puissants du Régime de Laurent Désiré Kabila. On ne se pose même plus la question de savoir où l’influence de tant de pasteurs et docteurs en théologie protestante a conduit ces décideurs ainsi que le pays tout entier : plus de cinq millions de morts, pillage systématique des ressources naturelles, paupérisation, viols massifs et publics de tout ce qu’on appelle FEMMES (grand-mères, mères et filles) et déficit nutritionnel généralisés, en plus de la « distribution » criminelle du VIH par les huit armées étrangères « invitées » et les groupes armés des seigneurs de guerre congolais qui ont pris la relève ! En 2003, ces leaders ecclésiastiques et leurs ouailles d’hier ainsi que les nouveaux ex-seigneurs de guerre se sont partagé le leadership politique du même pays plus meurtri qu’à l’époque coloniale. Pendant 3 ans du Régime multicéphale dit de « 1 + 4 = 0 »³, comme disaient les Congolais, le leadership ecclésial protestant a goûté aux joies de cumul : autorité spirituelle et pouvoir temporel. Et que de scandales ! Le Président de l’Eglise du Christ au Congo lui-même a occupé la présidence du Sénat, avec le scandale de l’affaire dite « Marini – Omatutku », un scandale ayant mis en cause l’ecclésiastique dans la falsification des textes législatifs aux dépens de l’avenir du pays ! Que dire de l’acceptation d’une Constitution incohérente et conflictogène rédigée à Liège par les Belges pour le Congo des années 2000 et dont des versions divergentes étaient en circulation ? Que dire du silence complice devant les dépassements budgétaires astronomiques, les accords léonins les plus nuisibles que le pays ait connus, etc. ? Plusieurs pasteurs, avec rang et traitement de ministres, ont occupé la présidence des Commissions sensibles (exemple : Justice et Réconciliation dont l’Est du Congo est un témoignage éloquent de l’inefficacité), Chef de la Maison civile du Président de la République (l’équivalent du Secrétaire Général à l’Elysée), Conseiller spirituel du Président de la République, Sénateurs, Députés, Conseillers à divers niveaux, etc.
En 1994, il s’est tenu à Kasarani, banlieue de la ville de Nairobi, une rencontre internationale des leaders chrétiens africains désignée sous le sigle : PACCLA II (Panafrican Christian Conference for Leaders of Africa). Des centaines des cadres chrétiens africains réunis, dont des dizaines d’ex-ministres et ministres en fonction sans compter des pasteurs, théologiens et leaders ecclésiastiques, devaient écouter des exposés d’illustres conférenciers et travailler en ateliers sur une longue série de sujets relatifs au développement de l’Afrique. Un jour, pendant la pause-café, dépité, j’ai suivi une discussion entre quelques délégués nigérians et congolais (de Kinshasa). Les premiers racontaient à leurs collègues congolais les misères qu’enduraient le Nigéria à force d’assister impuissant à la valse des généraux à la tête de l’Etat. Ils attribuaient la catastrophe sociale et morale de leur pays au fait que les généraux se succédaient, par coups d’Etat intermittents, sans vision ni sens de responsabilité. Ils avouaient envier la stabilité politique savourée par leurs amis congolais (zaïrois) qui avaient un Maréchal inamovible à la tête de l’Etat pour une vingtaine d’années sans discontinuité. Aux Congolais de répliquer qu’ils auraient aimé avoir une succession des généraux comme au Nigéria parce qu’une nouvelle tête est toujours porteuse d’espoir. Et si les attentes du peuple ne sont pas rencontrées pendant son mandat, quelle qu’en soit sa longévité, on pouvait toujours espérer un autre Général. Or, leur situation était pire que celle des Nigérians du fait que le Maréchal était « l’homme seul » et « le seul homme » sans alternative.
Cette discussion affligeante révélait que ces délégués chrétiens ignoraient le mauvais usage des pouvoirs des intermédiaires religieux par ces derniers eux-mêmes et aussi par leurs hommes politiques. Devenus clients malléables parce que monnayables par les chefs politiques, les hommes de Dieu congolais et nigérians avaient abandonné leur mission de veilleurs des nations. Alignés derrière le plus puissant du moment, ils ont tous pratiqué la mauvaise version de « la théologie politique de l’empire chrétien », celle consistant à proclamer des flagorneries en faveur du chef, aussi corrompu et sanguinaire soit-il. Ces Congolais et Nigérians avaient oublié d’observer l’évolution de la situation en Afrique du Sud et spécialement le rôle joué par les intermédiaires religieux. Ils ont ignoré que la proximité des leaders religieux sud-africains et les chefs politiques, qu’ils fussent de l’ANC ou des autres Mouvements anti ou pro apartheid ont évité à la Nation un bain de sang lors des changements historiques et surtout maintenu la Nation dans « le bon sens » en vue du bien commun. Au lieu d’envier les prouesses des Généraux ou du Maréchal, ces chrétiens auraient pu souhaiter l’émergence de plusieurs hommes d’Église tels que l’Archevêque Desmond Tutu, le professeur T. Samuel Maluleke, le professeur Pitt Meiring, le Révérend Kenneth Rasalabe Moshoe, etc. Plusieurs d’entre eux n’ont pas profité de leur notoriété d’intermédiaires ni pour s’enrichir indûment ni pour s’emparer des postes politiques. Monseigneur Desmond Tutu, gratifié du Prix Nobel de la Paix, est demeuré homme d’église influent jusqu’à sa retraite en octobre 2010. Son autorité morale résultait de son intégrité et de sa soumission au Christ et à l’Evangile comme expression de sa fidélité à sa vocation première de disciple. Maluleke, Meiring et bien d’autres sont retournés au sein de leur université en vue de fournir des cadres intègres à la Nation. Parmi ceux qui ont discerné un appel au cumul (autorité spirituelle et pouvoir temporel), je citerais Rasalabe Moshoe dont la voix prophétique au sein du Parlement rejoignait celle de Desmond Tutu pour réclamer l’application de l’éthique du Christ dans la gestion de la chose publique. Considérés comme potentielles puissances en Afrique, le Congo et le Nigeria ne pourront assumer leur vocation africaine et universelle sans l’émergence de plusieurs Desmond Tutu.
Le classement du Congo à l’avant-dernière place des pays du monde sur le plan du développement humain n’émeut guère les hommes de Dieu protestants du Congo engagés dans la gestion de la chose politique. Le classement de ce pays en tête de liste des pays les plus pauvres de la Planète n’interpelle plus leur conscience ! Les assassinats des défenseurs des droits de l’homme, des prêtres et des journalistes, les viols massifs et successifs des femmes au Kivu et en Ituri ne soulèvent aucun ressentiment en vue du retour au Christ et à son Évangile parmi ces docteurs diplômés protestants des universités européennes et américaines.
Un ami, laïc protestant et politicien, m’a exprimé la honte éprouvée par tous les autres laïcs à Sun City lors du forum appelé Dialogue inter-congolais. Leur honte était de voir leurs pasteurs s’absenter des séances de travail, mais se presser pour recevoir des enveloppes d’argent distribuées pour achat de conscience. Si, lors de la Conférence Nationale Souveraine entre 1990 et 1992, la charge de corrompre les participants était confiée à un simple politicien au service du Maréchal Président, à Sun City, c’est un pasteur qui jouait ce rôle d’aumônier corrupteur. Alors que l’Accord global et Inclusif attendu par les Congolais tardait à se conclure, ce sont les pasteurs protestants qui ont reçu des enveloppes de la Présidence pour avaliser l’Accord de l’Hôtel des Cascades, accord élaboré en catimini confiant la Présidence de la République à l’actuel Chef de l’Etat et la Primature à son ex-futur Vice-président, aujourd’hui détenu injustement à la Haye. Un autre ami pasteur nous a confié avoir signé en bas d’une suite de plusieurs signatures, sans avoir vu le document à avaliser, et cela peu avant de monter dans le bus les conduisant à l’aéroport pour retourner à Kinshasa.
A cause des actions politiques de ces ecclésiastiques protestants, diplômés ou semi-lettrés, une femme congolaise s’est écriée : Au diable ces églises congocides ! Qui la contredira au vu des œuvres de ces si nombreux ecclésiastiques congolais proches du pouvoir ? On ne peut accuser les missionnaires, parce qu’ils n’étaient ni Congolais ni détenteurs des maîtrises et des doctorats, comme ces pasteurs qui ont honte du Christ et de son Evangile, au milieu d’une génération adultère et pécheresse au propre comme au figuré ! Comment définir ce christianisme des pasteurs et docteurs congolais qui ressemblent à un sel sans saveur ? A quoi sert ce genre de sel ? Ni à la terre ni au fumier ! Que mérite-t-il selon la cosmogonie ancestrale ? Et selon le prescrit évangélique ? Et que font ces ecclésiastiques de La Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ? Un pasteur-politicien et un chef d’église de réveil euthanasique m’ont avoué n’en avoir jamais entendu parler alors qu’ils sont publiquement impliqués dans la gestion du pouvoir temporel au Congo ! Quant à La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ces religieux politiciens n’en auraient parcouru quelques lignes que par le simple fait de s’être procuré l’un de mes précédents ouvrages⁴. Autant la Nation se trouve en danger autant les propos du Christ sur les conducteurs aveugles est d’une dureté implacable ! Ayant répondu aux disciples qui lui faisaient savoir quel scandale ses paroles⁵ avaient causé dans le chef des pharisiens, Jésus dit:
« Tout plant que n’a pas planté mon Père céleste sera arraché. Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou. » (Matthieu 15.13)
Le clientélisme fait taire la voix prophétique de l’Eglise. Il rend complaisant le pasteur et le prêtre. Il fait accomplir à l’Eglise le rôle politique le plus destructeur, en la rendant actrice de la paupérisation du peuple, de la corruption et de la misère.
¹ La CETA (Conférence des Eglises de toute l’Afrique) est l’équivalent du Conseil Œcuménique des Églises sur le Continent.
² Il s’agissait des ex-rebelles et diplômés, jadis expatriés, mais ramenés au pays par Laurent Désiré Kabila pour remplacer les Généraux et Professeurs d’Université du règne de Joseph Désiré Mobutu.
³ Un Président et 4 Vice-présidents à la tête d’un Gouvernement éléphantesque de 60 ministres.
⁴ Du Mirage nationaliste à l’utopie-en-action du Messie collectif, Paris, L’Harmattan, 2005
⁵ Parole de Jésus : « Ecoutez et comprenez ! Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur » (Matthieu 15.11)