Le Christianisme Orthodoxe Éthiopien : Une Foi Ancestrale aux Racines Profondes

Le christianisme orthodoxe éthiopien, incarné par l’Église orthodoxe Tewahedo¹, est l’une des plus anciennes expressions du christianisme encore vivantes aujourd’hui. Apparu dès le IVe siècle dans le royaume d’Aksoum², il s’est enraciné profondément dans l’histoire, la culture et l’identité nationale de l’Éthiopie. À travers une histoire marquée par des conversions royales, des dynasties sacrales, des crises doctrinales et des réformes spirituelles, cette tradition chrétienne singulière a su développer un visage original et résilient du christianisme. Cet article retrace les grandes étapes de cette aventure religieuse, en soulignant sa théologie propre, ses pratiques liturgiques uniques et son rôle historique dans la formation de la nation éthiopienne.

La Conversion du Royaume d’Aksoum : Un tourant spirituel

L’introduction du christianisme en Éthiopie débute au IVe siècle sous le roi Ezana d’Aksoum. Selon les sources traditionnelles, notamment les écrits hagiographiques, deux frères syriens, Frumence et Edesius, naufragés vers 316-325 sur la mer Rouge, jouent un rôle clé. Capturés et conduits à la cour aksoumite, Frumence gagne la confiance royale. Après la mort du roi, il se rend à Alexandrie, où le patriarche Athanase le consacre évêque vers 330-340. Sous le nom d’Abba Salama (« Père de la Paix»), il contribue à la conversion du nouveau roi Ezana et sa cour entre 340 et 350, officialisant le christianisme. Des inscriptions bilingues en grec et guèze témoignent de ce tournant, faisant d’Aksoum l’un des premiers royaumes chrétiens, avant même Rome.

La christianisation suit un modèle descendant. Les élites, influencées par Frumence et les liens avec l’Empire romain, adoptent la foi en premier, comme le montrent les stèles et monnaies d’Ezana ornées de croix. Pour le peuple, le processus est plus lent. Les missionnaires, formés à Alexandrie, diffusent la doctrine via les monastères, tandis que la traduction des Écritures en guèze facilite l’adhésion. Des pratiques païennes persistent, créant un syncrétisme qui reflète une adoption graduelle mais profonde.

Une Théologie Distinctive : Le Myaphysisme

L’Église orthodoxe éthipienne Tewahedo se distingue théologiquement par son adhésion au myaphysisme, une christologie fondée sur l’enseignement de Cyrille d’Alexandrie³. Cette doctrine affirme que, dans la personne du Christ incarné, la nature divine et la nature humaine sont unies en une seule nature composite (mia physis) à la fois pleinement divine et pleinement humaine, sans confusion ni séparation. Cette position conduit l’Église éthiopienne à rejeter les conclusions du Concile de Chalcédoine⁴ (451), qui avait adopté la doctrine dite dyophysite, selon laquelle le Christ subsiste en deux natures distinctes — l’une divine, l’autre humaine — « sans confusion, sans changement, sans division, ni séparation ». Considérant cette définition comme contraire à la foi apostolique, l’Église éthiopienne a choisi de s’aligner avec d’autres Églises dites «pré-chalcédoniennes» ou «orthodoxes orientales⁵», telles que l’Église copte d’Égypte, l’Église syriaque ou encore l’Église arménienne, affirmant une christologie propre, centrée sur l’unité intégrale du Christ incarné.

Une Liturgie Vivante et un Héritage Biblique Unique

À la christologie miaphysite de l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahedo s’ajoute un ensemble de pratiques religieuses et liturgiques uniques, profondément enracinées dans un héritage judéo-chrétien ancien. L’observation conjointe du sabbat (samedi) et du dimanche, les prescriptions alimentaires proches de celles du Lévitique, la séparation des sexes dans les églises ou encore certaines règles de pureté rituelle témoignent d’une fidélité ancienne à des formes primitives du christianisme. La liturgie, célébrée en guèze – langue sémitique ancienne aujourd’hui exclusivement liturgique, comparable au latin dans l’Église catholique romaine – constitue le cœur de la vie spirituelle. La messe, ou Qeddasse, s’anime des chants zema, attribués à saint Yared⁶ (VIᵉ siècle), considéré comme le père de la musique sacrée éthiopienne¹. Cette liturgie vibrante est marquée par des processions solennelles, des danses rituelles, l’utilisation de bâtons liturgiques, de tambours (kebero), de sistres et de répliques de l’Arche d’Alliance (tabot), conférant au culte une forte dimension mystique et corporelle. Le calendrier ecclésiastique est jalonné de plus de deux cents jours de jeûne, de fêtes mariales, de célébrations de saints qui rythment profondément la vie des fidèles (Binns, 2017, p. 89). 

Cette richesse liturgique est inséparable d’un environnement monastique structurant : les monastères, tels ceux de Lalibela ou du lac Tana, sont à la fois centres spirituels, gardiens des manuscrits en guèze, et lieux de formation du clergé dans une stricte discipline ascétique. 

Enfin, l’Église éthiopienne possède le canon biblique le plus étendu de toute la chrétienté, comprenant 81 livres. À côté des 27 livres du Nouveau Testament, elle conserve des textes anciens et apocryphes tels que l’Énoch éthiopien, le Livre des Jubilés, l’Ascension d’Ésaïe, le Livre des Alliances ou encore l’Apocalypse de Pierre, considérés comme partie intégrante d’une tradition antique préservée en Éthiopie. Ce corpus scripturaire reflète l’âme même de l’Église Tewahedo : un christianisme enraciné dans l’Orient ancien, profondément biblique, richement liturgique, et marqué par une vision sacrée de l’histoire et de la fidélité apostolique.

Dynasties Sacrées et Défis Médiévaux

À partir du XIIᵉ siècle, la dynastie Zagwé émergea et recentra le pouvoir en Éthiopie intérieure. Le roi Lalibela, dont la piété était légendaire, fit édifier une série d’églises monolithiques taillées dans la roche, destinées à recréer une « Nouvelle Jérusalem ». Celles-ci restent aujourd’hui un témoignage impressionnant de la ferveur religieuse éthiopienne. La tradition monastique se renforça également, jouant un rôle clé dans l’éducation, la transmission de la foi et la préservation de la culture éthiopienne.

Au XIIIᵉ siècle, la dynastie salomonienne, prétendant descendre du roi Salomon et de la reine de Saba, reprit le trône. Ce mythe fut consolidé par le Kebra Nagast⁷. Cette revendication dynastique légitimait le pouvoir royal par une filiation sacrée, nourrissant une théologie politique où le roi apparaissait comme le défenseur de l’orthodoxie chrétienne.
Cependant, la période n’était pas exempte de conflits. Dès le XIVᵉ siècle, l’Éthiopie dut faire face à la montée de royaumes musulmans dans la région. Ces tensions culminèrent au XVIᵉ siècle avec les guerres menées par l’imam Ahmad ibn Ibrahim al-Ghazi (« Ahmad Gragne »), qui ravagèrent une grande partie du royaume chrétien. L’aide militaire portugaise contribua à repousser les forces musulmanes, mais introduisit également une influence catholique. Sous l’empereur Susenyos (r. 1606–1632), le catholicisme fut brièvement imposé comme religion d’État. En 1622, le pape Grégoire XV nomme le jésuite portugais Afonso Mendes patriarche catholique d’Éthiopie. Arrivé en 1625, Mendes impose le rite latin, cherchant à remplacer le guèze par le latin et à réformer les pratiques orthodoxes. Cette latinisation provoque un tollé. Clergé, moines et fidèles perçoivent ces changements comme une trahison de leur foi ancestrale. Des soulèvements éclatent, forçant Susenyos à abdiquer. Son successeur, Fasilidas mit fin à cette tentative d’union avec Rome en 1632 et renforça l’indépendance de l’Église orthodoxe éthiopienne, fondant la ville de Gondar comme nouveau centre religieux et culturel.

Le Mouvement de Réforme d’Ewostatewos

Dès le XIIIᵉ siècle, un courant réformateur interne émergea, mené par le moine Ewostatewos (1273–1352). Dans un contexte de tensions autour de la fidélité aux Écritures et des pratiques monastiques, Ewostatewos prôna un retour rigoureux aux enseignements bibliques. Il insistait particulièrement sur l’observance simultanée du sabbat (samedi) et du dimanche, sur l’ascétisme strict, et sur l’indépendance de l’Église par rapport à l’État.

Face à l’opposition du clergé officiel et des autorités royales, Ewostatewos dut s’exiler et mourut en Érythrée. Toutefois, ses disciples, appelés Ewostathiens, poursuivirent son œuvre. Leur influence fut telle que lors du concile de 1450, l’Église éthiopienne reconnut officiellement l’observance du sabbat, consacrant ainsi l’héritage réformateur d’Ewostatewos.

Comparé à Martin Luther en Europe (un siècle plus tard), Ewostatewos représente une figure de réforme interne : il n’entendait pas rompre avec l’Église, mais en restaurer la pureté apostolique.

L’Autonomie de 1959 et la Réconciliation de 2018

L’influence de l’Église copte d’Égypte, qui nommait les patriarches éthiopiens, perdura jusqu’au XXᵉ siècle. Cette tutelle, bien que spirituellement unificatrice, générait des tensions, les Éthiopiens aspirant à une pleine autonomie pour refléter leur identité nationale et leur ancienneté chrétienne. Sous Haïlé Sélassié, l’Éthiopie obtient enfin son autonomie ecclésiastique en 1959 : Abuna Basilios devient le premier patriarche éthiopien, symbole d’un christianisme pleinement national. 

Cependant, des divergences persistèrent, notamment après la chute de la monarchie en 1974 et l’installation du régime communiste Derg, qui marginalisa l’Église. En 1994, un schisme éclata lorsque l’Église éthiopienne, sous le patriarche Abuna Merkorios, entra en conflit avec le gouvernement post-Derg. Merkorios s’exila aux États-Unis, où une Église en exil fut établie, tandis qu’un nouveau patriarche, Abuna Paulos, fut nommé à Addis-Abeba. Ce schisme fractura la communauté éthiopienne, tant en Éthiopie qu’au sein de la diaspora. La réconciliation survint en 2018, sous l’impulsion du Premier ministre Abiy Ahmed, qui facilita le retour d’Abuna Merkorios en Éthiopie. Un accord historique, signé en juillet 2018, réunit les deux branches de l’Église sous une direction unifiée, avec Abuna Matthias comme patriarche principal. Cet événement, célébré comme un pas vers l’unité nationale, renforça le rôle de l’Église comme force de cohésion dans un pays marqué par des tensions ethniques.

Une Foi au Cœur de l’Identité Nationale

Bien plus qu’une institution religieuse, l’Église Tewahedo incarne l’âme même de la nation éthiopienne. À travers les siècles, la liturgie chantée, le calendrier des fêtes, les lectures bibliques et les figures légendaires (comme la reine de Saba) ont nourri une conscience historique et spirituelle unique. 

Dans un monde chrétien qui voyait souvent l’Afrique comme périphérique, l’Éthiopie, au contraire, se voyait comme gardienne d’une foi originelle, pure, transmise directement par les apôtres et par l’Esprit. Les textes sacrés étendus de la Bible éthiopienne – riches en visions, prophéties et alliances – nourrissaient cette vision mystique d’un peuple choisi, protégé par Dieu dans un monde troublé.

Dans son ouvrage, The Ethiopians: An Introduction to Country and People, Edward Ullendorff, spécialiste de la culture éthiopienne résume ainsi cette singularité: « In Ethiopia, Christianity is not a borrowed tradition but an integral element of the nation’s own soul, rooted in antiquity and living through centuries of change. (En Éthiopie, le christianisme n’est pas une tradition empruntée, mais un élément constitutif de l’âme nationale, enraciné dans l’Antiquité et vivant à travers les siècles de changement)⁸»

Conclusion

Depuis sa naissance dans le royaume d’Aksoum jusqu’à ses réformes contemporaines, l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahedo représente un cas unique dans l’histoire du christianisme. Sa théologie myaphysite, sa liturgie chantée en guèze, son calendrier sacré et son lien intime avec la monarchie salomonienne font d’elle bien plus qu’une Église : un pilier identitaire, un gardien de la mémoire biblique et un acteur majeur de la cohésion sociale.

Aujourd’hui encore, malgré les défis posés par la sécularisation, les tensions interethniques, la concurrence des mouvements évangéliques ou les critiques internes, elle rassemble plus de 50 millions de fidèles, soit près de 44 % de la population éthiopienne. Porteuse d’une histoire apostolique ancienne, l’Église Tewahedo démontre que le christianisme africain n’est pas un fruit de la colonisation, mais une tradition enracinée de longue date dans le continent, à la fois vivante, résistante et profondément africaine.
L’historien et prêtre éthiopien, Sergew Hable Selassie, résume cela par cette affirmation : « The Ethiopian Church stands as a monument to the enduring and independent faith of Africa, untouched by external missions and testifying to a native Christian civilization (L’Église éthiopienne est un monument de la foi africaine durable et indépendante, demeurée intacte face aux missions extérieures et témoignant d’une civilisation chrétienne autochtone). »⁹

¹Tewahedo » signifie « unité » en guèze

²Royaume d’Aksoum : Ancien royaume situé dans la Corne de l’Afrique, couvrant une partie de l’actuelle Éthiopie (notamment la région du Tigré) et de l’Érythrée. Entre le Ier et le VIIᵉ siècle, Aksoum fut un centre commercial majeur entre Rome, l’Inde et l’Arabie du Sud.

³Cyrille d’Alexandrie (v. 376–444), patriarche d’Alexandrie, est une figure majeure de la théologie chrétienne antique, notamment pour son rôle dans la controverse christologique contre Nestorius au concile d’Éphèse en 431. Il a défendu l’union hypostatique, selon laquelle le Christ est une seule personne en deux natures, divine et humaine. Son œuvre théologique a eu une influence déterminante dans la formation de la doctrine christologique des Églises orientales, y compris l’Église orthodoxe éthiopienne.

⁴Concile de Chalcédoine (451) : quatrième concile œcuménique du christianisme, convoqué pour clarifier la doctrine christologique. Il définit que Jésus-Christ possède deux natures, divine et humaine, unies en une seule personne « sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation ». 

Le terme « Églises orthodoxes orientales » désigne un groupe de traditions chrétiennes qui ont rejeté les décisions du Concile de Chalcédoine (451) concernant la nature du Christ. Ces Églises confessent une foi monophysite ou miaphysite, affirmant l’unité de la nature divine et humaine du Christ.

Elles comprennent notamment :

  • l’Église copte orthodoxe (Égypte),
  • l’Église syriaque orthodoxe (Moyen-Orient),
  • l’Église arménienne apostolique,
  • l’Église éthiopienne orthodoxe Tewahedo,
  • l’Église érythréenne orthodoxe Tewahedo,
  • l’Église malankare orthodoxe (Inde).

Malgré des différences culturelles importantes, ces Églises partagent une théologie christologique commune et une fidélité aux premières traditions chrétiennes orientales. Elles ne doivent pas être confondues avec les Églises orthodoxes dites « byzantines » (comme l’Église grecque ou russe), qui, elles, acceptent Chalcédoine.

⁶Saint Yared (VIᵉ siècle) est une figure centrale de la tradition liturgique éthiopienne. Moine et compositeur, il est vénéré comme le créateur des chants zema, qui forment la base du rite musical de l’Église éthiopienne orthodoxe Tewahedo. Selon la tradition, il aurait reçu une révélation angélique lui enseignant la musique céleste. Ses trois principaux modes (geez, ezel, arma) structurent encore aujourd’hui les services liturgiques. Son œuvre a profondément influencé l’identité liturgique, théologique et culturelle de l’Église.
Voir : Binns, John. The Orthodox Church of Ethiopia: A History. London: I.B. Tauris, 2017, pp. 88–90.

⁷Kebra Nagast : Littéralement « Gloire des Rois » en guèze, ce texte éthiopien médiéval du XIVᵉ siècle raconte l’origine dynastique de la royauté éthiopienne. Il affirme que les empereurs d’Éthiopie descendent de l’union du roi Salomon d’Israël et de la reine de Saba. Le Kebra Nagast joue un rôle central dans la légitimation religieuse et politique de la monarchie éthiopienne et dans la conscience nationale orthodoxe.

Edward Ullendorff, The Ethiopians: An Introduction to Country and People, 2ᵉ éd. (Oxford: Oxford University Press, 1965), 123 

⁹Sergew Hable Selassie, Ancient and Medieval Ethiopian History to 1270 (Addis Ababa: United Printers, 1972), 215

 

Sources bibliographiques

  • Kaplan, Steven. The Beta Israel: Falasha in Ethiopia: From Earliest Times to the Twentieth Century. New York University Press, 1992.
  • Budge, E. A. Wallis. A History of Ethiopia: Nubia and Abyssinia. Methuen & Co., 1928. (Un peu ancien mais utile pour les traditions).
  • Marcus, Harold G. A History of Ethiopia. University of California Press, 1994.
  • Taddesse Tamrat. Church and State in Ethiopia, 1270–1527. Clarendon Press, 1972.
  • Isaac, Ephraim. The Ethiopian Orthodox Tewahedo Church. The Red Sea Press, 1997.
  • Selassie Sergew Hable, Ancient and Medieval Ethiopian History to 1270 (Addis Ababa: United Printers, 1972), 215
  • The Kebra Nagast: The Queen of Sheba and Her Only Son Menelik, traduit par Sir E. A. Wallis Budge, Dover Publications, 2000.
  •  Ullendorff, Edward, The Ethiopians: An Introduction to Country and People, 2ᵉ éd. (Oxford: Oxford University Press, 1965), 123 
  • Encyclopædia Britannica – « Ethiopian Orthodox Tewahedo Church »
  • The World Council of Churches – « Profile: Ethiopian Orthodox Tewahedo Church »

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