« Dédiabolisation », un mot que l’on entend prononcer par les médias, les commentateurs politiques et même la rue, censé désigner l’évolution « acceptable » du parti de Marine Le Pen. Plus qu’un changement sémantique, dédiabolisation enregistre le moment qui partage le « père fondateur » du Front national de sa fille, artisan du Rassemblement national. Loin d’être un simple marqueur, une mue, le terme dit aussi la déchirure qui affecte un projet politique à dominante familiale. Un schéma patrimonial intrinsèque. La « trinité Lepéniste » comprend en effet Jean-Marie, le patriarche fondateur ; Marine, l’héritière hybride et Marion, la promise autoproclamée. Une vitalité politique traversée par des conflits familiaux et qui, malgré les succès électoraux, rallument continuellement la question de légitimité.
La disparition de Jean-Marie Le Pen ravive la situation. Car à en croire sa petite fille Marion Maréchal Le Pen, d’aucuns pourraient s’esclaffer : « ça promet… » ! Comme si la dédiabolisation tant saluée pouvait s’essouffler, et les comptes se remettre à zéro.
Dans les tout premiers siècles, les rituels liturgiques de baptême comprenaient une question solennelle adressée au catéchumène : « renonce-tu au Diable et à ses pompes ? » Une manière d’instituer un avant et un après par la force même du consentement.
Toute célébration recèle une forme légère de transsubstantiation. Elle fait exister quelque chose qui n’avait pas auparavant une réalité sensible. Pour le mouvement lepéniste, la dédiabolisation prétend être plus qu’une rhétorique cérémonielle. Il incarne des décisions, des actes, des démarches, des postures ciblées, posées ou imposées dans le but de manifester, ou de faire accroire, une transsubstantiation médiatique, idéologique, institutionnelle. La querelle du père et de la fille, la guéguerre de la tante avec la nièce, l’exclusion retentissante du père du parti, l’acrimonie séparatrice de la nièce : autant de moments que les victimes exhibent comme des preuves de trahison inconciliables avec toute légitimité ! Mais, peut-on parler ici de valeurs ?
Dans le rituel baptismal déjà mentionné, le diable et les diableries ne sont pas confondus. Opérer un rapprochement avec luttes et mutations au sein de l’ex-Front national, offre une coloration allégorique éloquente. Un diable sans diableries n’intéresse personne. Il a beau hanter les enfants et les esprits fragiles, il n’en reste pas moins un fantôme. En vérité, ce sont les diableries qui amènent les gens à chercher la cause ou l’origine de leurs malheurs. Elles essentialisent ces représentations (cause et origine), et les personnifient. Sans l’expérience des diableries, les diables resteraient des « tigres en papier ».
A cet égard, la parabole du blé et de l’ivraie (Mat. 13, 24-43) est éclairante. Les ouvriers et leur maître ne s’intéressent d’abord qu’au champ. On voit que leur question qui cherche à comprendre d’où vient la mauvaise graine est inséparable de leur attente déçue. Le maître y répond sobrement : c’est l’acte d’un « ennemi ». Aussitôt, il passe à l’essentiel. Il empêche ses serviteurs zélés d’appliquer une méthode radicale, pleine de risque pour le blé. Les pousses de blé sont bien l’unique chose qui compte ici. Pas l’éradication de l’ivraie, un travail infructueux en plus d’être dangereux. La mauvaise graine ne donne jamais rien qui soutienne un avenir. Le blé si. Pour cette parabole, la visée n’est pas « qui a fait cela ? », mais que faire afin que le champ donne sa moisson. Au fond, entre le diable et les diableries, le choix de Dieu est rationnel.
Jean-Marie Le Pen a-t-il inoculé dans la société la peur, le populisme de la décadence et des périls imminents. La fabrique de « bouc émissaire » étant l’ADN le plus intact de tous les humains, le vivre ensemble en est aujourd’hui gravement vérolé. Réveillés, les vieux démons ont accouru aux mangeoires des ressentiments et aux abreuvoirs de l’abjection. « Fécondité des femmes africaines…?» : danger absolu, « invasion », « le grand remplacement !» A moins que « Monseigneur Ebola… », disait le patriarche, imbu de son racisme ! Cette banalisation de la parole haineuse a été si forte, si généralisée, que le besoin de se différencier comme « marque protégée » a paradoxalement emprunté les voies d’une « normalisation » républicaine face aux offres politiques concurrentes, déjà présentes sur le même terrain !
C’est pourquoi, lorsqu’on parle de dédiabolisation, il faudrait répertorier les diables et les diableries qui sont en cause. La chose est significative : l’invocation si réactive de 11 millions d’électeurs du Rassemblement national ; du pourcentage toujours ascendant de celles et ceux qui cherchent à lui remettre les clés de la France ; l’intérêt que le trumpistes nourrissent devant cette dynamique, déjà à l’œuvre en toute l’Europe, tout cela fait réfléchir.
C’est pourquoi également, face aux cris d’orfraie fustigeant ce qui s’est passé à La Bastille, on devrait raison garder. C’est une question de sagesse et de discernement. Quand plus de mille jeunes festoyaient à la suite de la disparition de Jean-Marie Le Pen, ce n’était nullement un retour aux fêtes et danses macabres, mais une acclamation de visée libératrice. Baromètre de la crise qui ruisselle de tous côtés du corps social, les « il est mort…il est mort » voulaient signifier : les menaces et les peurs présentes ne sont ni invincibles ni éternelles ! Pourtant, qui entend cela ? Tels les influenceurs sur les réseaux sociaux, les vigiles de la morale bourgeoise s’indignent et crient à la transgression. Le fait est là, gros comme un symptôme. Le soustraire des « Nuits debout », c’est en perdre toute la signification.
Quel retournement ! Voilà le fabricant persévérant de « boucs-émissaires » devenu lui-même un événement-repoussoir, assigné dans ce rôle, par ses habituels pestiférés ! Le rejet des exclusions sexistes, racistes ; les atteintes à la dignité, à la justice, exaltées ou honteusement instrumentalisées par tant d’ambitions politiques : ce sont toutes ces diableries que ces jeunes dénonçaient. La mort de Le Pen – un détail – n’était donc pas le vrai thème de leur chant !
Ils n’étaient surement pas là pour saluer l’avènement d’une interdiabolisation de bon-alois. Être professionnel de la « médisance », de la discrimination ou de la haines sélective n’augure rien de bon pour ces temps difficiles ni pour l’avenir.
Philippe Kabongo-Mbaya, pasteur
Mouvement du christianisme social
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